Thaïlande : la fin de l’âge d’or des entrées sans visa
Chronique d’un tournant migratoire
Pendant des années, la Thaïlande a laissé entrer les voyageurs avec une facilité déconcertante, comme si le royaume avait décidé d’ouvrir grand ses portes à quiconque souhaitait goûter ses plages, ses montagnes, ses mégapoles ou son rythme de vie sans hâte. L’accueil thaïlandais, connu pour sa chaleur, avait trouvé son reflet dans une politique migratoire souple, permissive même, surtout lorsqu’il s’agissait de soutenir une industrie touristique vitale pour l’économie du pays.
Mais depuis peu, quelque chose a changé dans l’air.
Le royaume, autrefois réputé pour la facilité de ses entrées sans visa, resserre désormais les mailles du filet. Non pas par rejet des voyageurs — les Thaïlandais restent fiers d’être l’une des destinations touristiques les plus accueillantes d’Asie — mais parce que cette générosité administrative a été exploitée, contournée, instrumentalisée par une poignée de visiteurs qui n’avaient plus rien de touristes.
Ce changement marque la fin d’une époque : celle où il suffisait de faire un aller-retour à la frontière pour prolonger indéfiniment son séjour.
Une ère que l’on appelait, souvent avec un sourire, parfois avec un soupir, celle des “visa runs”.
Un programme pensé pour dynamiser le tourisme… puis détourné
En juillet 2024, dans l’espoir de stimuler l’économie et d’encourager les voyages après une période mondiale agitée, la Thaïlande introduit un assouplissement majeur : une entrée sans visa de 60 jours pour les ressortissants de 93 pays.
Une mesure généreuse, pensée pour attirer les voyageurs long-courriers, les nomades digitaux responsables, les retraités voyageurs, et les curieux en quête de douceur asiatique.
Rapidement, une question se pose dans la communauté des voyageurs :
« Peut-on revenir plusieurs fois d’affilée ? Existe-t-il une limite ? »
Sur le papier, rien ne semble interdire les entrées répétées. La Thaïlande ferme les yeux, consciente que certains prolongeront leur séjour en quittant le pays pour y revenir quelques heures plus tard. Les autorités observent le phénomène, sans sévérité, car le tourisme reprend lentement et l’argent dépensé par les visiteurs est plus que bienvenu.
Cependant, au fil des mois, un autre phénomène apparaît, moins touristique, plus trouble.
Des individus utilisent ces entrées répétées non pas pour découvrir le pays, mais pour y travailler illégalement, mener des activités commerciales en marge des lois, ou même organiser des escroqueries depuis le territoire thaïlandais. Certains se servent de Thaïlandais comme prête-noms, d’autres opèrent dans des zones grises où fiscalité, légalité et immigration s’entremêlent.
Les autorités savent qu’elles ne peuvent plus ignorer la situation.
L’immigration resserre son contrôle : un changement de ton
Fin novembre 2025, la police de l’immigration annonce une nouvelle ligne directrice, claire et ferme.
Le message est destiné autant aux voyageurs qu’aux réseaux de fraude :
Les entrées sans visa répétées ne seront plus tolérées lorsqu’elles n’ont plus rien à voir avec le tourisme.
C’est le général de division Choengron Rimpadee, directeur adjoint du Bureau de l’immigration, qui prend la parole publiquement le 25 novembre 2025 pour détailler ce tournant. Sa déclaration marque le passage d’une souplesse bienveillante à une vigilance assumée.
Selon lui, l’immigration interrogera désormais tout étranger effectuant une troisième entrée consécutive, en particulier lorsque la durée cumulée des séjours dépasse ce que ferait un véritable voyageur. Autrement dit : les personnes utilisant les exemptions de visa comme un substitut au permis de travail devront s’attendre à un contrôle minutieux.
Les chiffres avancés par la police donnent une idée de l’ampleur du problème :
- certains visiteurs ont effectué jusqu’à sept entrées consécutives,
- leurs séjours cumulés atteignaient plus de 200 jours,
- beaucoup restaient au moins 45 jours à chaque passage,
- nombre d’entre eux travaillaient ou géraient des activités commerciales derrière la façade d’un simple visa gratuit de tourisme.
Pour l’immigration, la conclusion est évidente :
ce ne sont pas des touristes.
Le “visa run” : une pratique à la fois banale et controversée
Pendant des années, le “visa run” est presque devenu un rite initiatique parmi les expatriés improvisés, nomades digitaux débutants, freelances et globe-trotteurs séduits par la douceur de vie thaïlandaise.
Le principe est simple :
- rester en Thaïlande jusqu’à la fin de son exemption de visa,
- sortir du pays — souvent en bus, en avion ou en traversant une frontière terrestre,
- revenir quelques heures ou quelques jours plus tard pour obtenir un nouveau tampon.
Le destinataire idéal de cette procédure était le voyageur de longue durée encore indécis sur son avenir, ou l’aventurier curieux qui souhaitait continuer son voyage par étapes.
Mais sous cette pratique innocente se sont glissées des utilisations beaucoup moins romantiques :
- des travailleurs étrangers opérant sans permis,
- des centres d’appels frauduleux déplacés depuis des pays voisins,
- des individus impliqués dans des activités commerciales illégales,
- des personnes utilisant l’absence de formalités pour rester hors des radars fiscaux.
Ce mélange de voyageurs sincères et de fraudeurs professionnels a fini par attirer l’attention des autorités. Et lorsque la frontière entre tourisme et activité illégale devient trop floue, l’État doit intervenir.
Pourquoi la Thaïlande ne peut plus tolérer ces abus
La Thaïlande ne veut pas devenir une base arrière pour ceux qui cherchent à fuir la répression dans leurs pays voisins. Le général Choengron ne mâche pas ses mots :
« Certains visiteurs utilisent l’exemption de visa pour éviter de demander un visa officiel avant de voyager. Leurs données n’apparaissent dans aucun système de contrôle des professions ou de la fiscalité. »
En d’autres termes, la Thaïlande ne peut pas laisser se développer des zones grises où des individus travaillent clandestinement, accumulent des revenus non déclarés et utilisent le pays comme refuge discret.
Le royaume accueille avec plaisir les visiteurs, mais il ne souhaite pas qu’on exploite sa générosité pour contourner les règles.
C’est un équilibre difficile : protéger l’économie, encourager le tourisme, mais empêcher les abus.
Une répression qui bouleverse un petit écosystème
Les mesures de contrôle ont un impact inattendu :
elles perturbent un ensemble d’entreprises, d’agences locales et d’intermédiaires qui, depuis des années, proposaient des “services de visa run”.
Ces structures, parfois officielles, parfois très informelles, vendaient :
- des navettes vers les frontières,
- des conseils en immigration,
- des forfaits de passages frontaliers,
- des solutions pour contourner les limites administratives.
L’annonce des nouvelles restrictions provoque immédiatement une vague de mécontentement parmi ces acteurs, qui voient un revenu non négligeable s’évaporer. Certains réagissent en diffusant des informations alarmistes ou totalement fausses — affirmant notamment que l’immigration ciblerait des nationalités précises, comme les voyageurs chinois.
Le général Choengron s’empresse de rectifier ces rumeurs :
« Ces mesures sont appliquées équitablement à tous les visiteurs, quelle que soit leur nationalité. Elles n’affectent pas les véritables touristes. »
Qui est réellement concerné ? Qui ne l’est pas ?
Le message des autorités thaïlandaises est clair :
les touristes authentiques n’ont rien à craindre.
Selon les données de l’immigration :
- un touriste typique reste environ 15 jours en Thaïlande,
- il peut fournir aisément ses informations d’hébergement,
- ses déplacements sont cohérents avec un séjour touristique,
- ses dates de sortie sont claires.
Autrement dit, n’importe quel voyageur honnête sera accueilli sans difficulté.
Les contrôles ciblent uniquement les profils suivants :
- ceux qui enchaînent trois entrées ou plus en peu de temps,
- ceux qui restent 45 à 60 jours à chaque passage,
- ceux qui ne peuvent pas démontrer un motif touristique crédible,
- ceux qui ont des activités commerciales déguisées,
- ceux qui utilisent des prête-noms thaïlandais,
- ceux dont le mode de vie contredit la logique d’un séjour de loisir.
L’objectif n’est donc pas d’effrayer les voyageurs, mais de protéger l’intégrité du système migratoire.
Une transformation plus profonde : la Thaïlande redéfinit sa relation aux visiteurs de longue durée
La répression des “visa runs” n’est qu’un élément d’un mouvement plus vaste. Depuis plusieurs années, la Thaïlande cherche à attirer un profil différent de résidents étrangers, plus stable, plus transparent, plus rentable :
- les investisseurs,
- les retraités aisés,
- les professionnels hautement qualifiés,
- les nomades digitaux disposant d’un revenu vérifiable,
- les familles souhaitant s’installer légalement.
Ces profils ont déjà accès à divers types de visas longue durée.
À l’inverse, la Thaïlande souhaite éviter les situations floues où des individus vivent dans le pays sans aucune trace administrative, sans permis de travail, sans contribution fiscale, sans stabilité.
En mettant fin aux visa runs répétés, le royaume clarifie le message :
si vous souhaitez vivre ici, faites-le légalement.
Un tournant qui marque la maturité du système migratoire thaïlandais
Les touristes continueront d’être choyés.
Le royaume reste un paradis pour les vacanciers du monde entier.
Mais la Thaïlande montre désormais qu’elle veut distinguer clairement :
- le voyageur occasionnel,
- le résident potentiel,
- le travailleur légal,
- et l’opportuniste cherchant à contourner ses règles.
Cette distinction était devenue nécessaire.
Le général conclut :
« La police des frontières accueille volontiers les véritables touristes. Ce que nous voulons empêcher, ce sont les abus. Rien de plus. »
En conclusion
La Thaïlande n’a pas fermé ses portes.
Elle a simplement tourné la page d’une époque où son système migratoire pouvait être contourné trop facilement.
Le “visa run” romantique des années passées appartient désormais au folklore du voyage.
La Thaïlande, elle, entre dans une nouvelle phase : un royaume accueillant, mais attentif ; ouvert, mais plus rigoureux ; hospitalier, mais déterminé à protéger son territoire et son économie.
Un changement nécessaire, inévitable même, qui redéfinit la relation entre le pays et ceux qui y séjournent — qu’ils viennent pour quelques semaines ou pour plusieurs mois.
